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5h du matin, 35e heure, la nouvelle tombe des hauts-parleurs, les écrans pixelisés s'embrasent, les téléphones portables chantent « good vibrations » alertant l’entourage de mille succès, les courriels fusent; le polonais n’est plus seul en tête, il a été rejoint ! Alexeï le russe ? Eddy qui menait les français ? Alexander le kirghize ? Ivo le tchèque ? Rien de tout ça, la surprise était énorme ! 5 femmes dansaient maintenant autour de Grzegor-Adam sur la route. La nuit fauve de la trouée d’Arenberg lui aurait été-t-elle fatale ? Quelle terrible défaillance pour le champion ! Quoiqu’il en soit, l’homme venu de l’est avançait toujours, fort bien entouré. Il savait maintenant qu’il ne pourrait plus remporter la fabuleuse épreuve du Nord, des tigresses l’avaient rejoint.
Autre surprise, les marcheuses russes n’étaient pas là, elles étaient battues. Au crépuscule de la veille, Isabelle la vosgienne, Sandra la britannique, Michelle et Delcina les martiniquaises s’étaient progressivement rejointes, entendues puis savamment appliquées à les laminer et les faire exploser sur les secteurs pavés. Ainsi regroupées , ces marcheuses n’eurent de cessent de s’entraîner mutuellement, remontant à vitesse grand V sur les hommes ébahis, les déposants un à un littéralement. Anecdote, l’un d’entre eux en jaune et bleu n’accepta pas et en arracha son dossard, abandon par ko macho ! La femme est l’avenir de l’homme, il faut savoir l’admettre et composer avec. Les belles de l’enfer avaient adapté la course à l’américaine à leur marche, se relayant sans cesse ni faiblesse, une terrifiante machine de guerre ! Hell’s Belles !
Le Nord ! chaque ville ou village traversé avait tenu à honorer l’organisation par la présence des gayants, symboles emblématiques du Nord et de la Belgique, sur les places. Florimond Long Milton de Doullens, Colas et Jaqueline d’Arras, Binbin à Douai, Pierre de Roubaix, ces géants ancestraux étaient venus pour en saluer d’autres qui marchaient « les Paris-Roubaix ».
Le groupe mixte de tête était à 10km du vélodrome André-Pétruex, dans 80mn, la ligne d’arrivée du 1er Paris-Roubaix de l’histoire de la Marche sera franchie. Derrière les leaders, les attaques avaient fusé sans réussite; seul à quelques foulées, un français était revenu se positionner, Gilles. Pour lui, multirécidiviste du Paris-Colmar, les deuxièmes nuits étaient toujours bénéfiques. Eddy avait géré l’affaire restant bien calé entre le français et le groupe de poursuivants. Il était suivi de l’anglais Richard et du belge Pascal qui était remonté patiemment sur la tête de l’épreuve. Pour son retour au grand fond, seule, accompagnée d’un cycliste, Anne-Marie l’Aclamienne allait réussir son défi.
Au km300, les vélos furent arrêtés, laissant les marcheurs terminer seuls au milieu de la foule, les 8 derniers kilomètres.
Une musique particulière provenait à nos oreilles; ainsi nous découvrions la clique dunkerquoise et son tambour major Koucke Stut 1er,venue en voisine faire un hommage aux marcheurs du Paris-Roubaix à leur façon… une pure merveille ! https://www.youtube.com/watch?v=ugCz5mP7f0A J’en frissonnais d’émotion. La fusion sport carnaval était chose entendue et si naturelle !
Vélodrome de Roubaix 308e km. Pour l’événement, la piste en bois avait été reconstituée. Les gradins étaient bondés mais depuis les faubourgs, les marcheurs avançaient dans un couloir de spectateurs enthousiastes. Les fanions claquaient, le rouge et blanc polonais prédominait et l’ovation féminine était permanente.
7h sonnent à Roubaix, Grzegor-Adam pénétrait en tête sur la piste de 750m pour 2 tours, les 5 marcheuses sur ses talons. Le public était debout ovationnant les vainqueurs. Soudain le polonais se décala vers l’extérieur de la piste tout en faisant signe aux marcheuses, les intimant de passer ; elles vinrent se positionner devant lui, le public était chauffé à blanc, c’était du jamais vu dans le monde sportif, une grande leçon de reconnaissance sportive !
Ainsi le Paris-Roubaix se terminait par une image légendaire, les marcheuses étaient en place d’honneur sur un geste de vainqueur. Le respect et la reconnaissance de l’exploit était total. Elles s’étaient appliquées à franchir la ligne d’arrivée ensemble du même pied. Ce que les juges apprécièrent du bout des lèvres. Mais sous la pression de la foule, les 5 marcheuses étaient classées ex aequo. La ligne d’arrivée passée, le français Gilles et l’anglais entraient à leur tour côte à côte, ils franchissaient la ligne ex-æquo mano à mano, Eddy les suivaient à dix pas, nouveau spectacle sublime de sportivité. Les derniers concurrents du Paris-Roubaix à la marche arriveront de 14h à 15h et toujours cette même ferveur.
Cette 1ère édition du Paris-Roubaix à la marche était une réussite totale, tant au niveau de l’organisation que de son entrée dans la mémoire collective. Le rêve de quelques fous de la marche était devenu réalité, Paris-Roubaix à pied était né.
La semaine qui suivit l’arrivée, les quotidiens arboraient leurs titres : Paris-Roubaix à la marche, ils en redemandent – Paris-Roubaix à la marche : et la foule est dans les rues ! - Paris-Roubaix à la marche, 100.000 au départ 75.000 à l’arrivée, et l’an prochain ? - Paris-Roubaix à la marche, les géants de la route sont venus serrer la main aux géants des Flandres - Paris-Roubaix à la marche 308km arrivée à Bruxelles 440e km! …
… après s’être désaltérés et entretenus d’un conciliabule avec le belge Pascal, celui-ci lança une bravade, aller à pied boire un bière à Bruxelles 130km de plus ! A la surprise générale, les marcheurs repartirent pour s’engouffrer dans le tunnel d’accès à la fameuse piste en ciment de 1896. Leurs accompagnateurs-vélo les attendaient déjà, le plan avait été établi de longue date semble-t-il. Croisant d’autres arrivants les hélant au passage… le français, l’anglais et le polonais allaient être suivis par tant d’autres. La hollandaise et l’anglaise reparties dans leurs foulées, haranguaient et entraînaient les autres marcheuses à sortir du vélodrome; 2 siècles après 1815, ces hommes et ces femmes marchaient vers la plaine de Waterloo, pour filer et entrer à Bruxelles Grand Place saluer le Manneken-Pis, à 130km d’ici…une journée et une nuit de marche. Ce mois de juin 2015, une autre histoire de marche commençait.
Je les croisais tous. Parmi les ch’tis encourageant passionnément chaque arrivant, je reconnu Pierre surnommé en son temps « la locomotive », il avait été le fier régional des 28h de Roubaix des années 2000, nous l'y avions un temps accompagné. Pierrot m’expliqua l’évolution inattendue de l’épreuve, sa métamorphose. Paris-Roubaix terminé… une autre compétition imprévue débutait. Sans se concerter, les bénévoles de l’épreuve se remirent au service des marcheurs de cette nouvelle épreuve qu’ils étaient en train de créer. Chacun partaient marcher surveiller guider aider dans une autre dimension, l’organisation suivit, les juges, les motards de protection, les services médicaux aussi.
Prenant un temps de récupération et de repos, je vis l’ami Michel Houesville venir me susurrer quelques mots d’amitié sportive. Après réflexion, ma marcheuse à mon côté, je repartais vaille que vaille sur les traces des grognards de la route, les endorphines en redemandait. Eddy, Serge le breton, Rémi le bourguignon, Jill l’anglaise, les Marie-Claude, m’entraînèrent dans leur rêve sensé… A Leers, Elisa et moi passions l’ancienne frontière, Anne-Marie aussi. La fatigue était battue en brèche par l’euphorie de la découverte. Aller ! Marcher dans l’histoire, 126km jusque la Grand place de Bruxelles, 110km jusque Waterloo, là-bas, la chaussée de Charleroi et sa ferme de la Haye sainte nous attendaient, suivis de celle de Bruxelles et sa ferme du Mont saint Jean; nous y marcherons !
*nokant : terme usité chez les marcheurs et leurs accompagnateurs, dérivé du nom d’une crème réputée pour son efficacité à base de karité, venue des laboratoires du rocher de Monaco, je noke tu nokes il noke etc....
Ceci est une pure fiction
« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »…ou amicale. Merci à eux de m’avoir inspiré avant le Paris-Colmar cru 2014
B.Th.
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Moi, je préfère la marche à pied (Henri Salvador)
J'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence (Anatole France)
“Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront.” [i]René Char[/i]
Ne crains pas de marcher lentement, crains seulement de t'arrêter.